S'engager, ne pas se résigner, est-ce la voie pour créer un nouveau monde ?
« Nouveau monde »… Oserais-je dire d’abord que l’expression me fait tiquer. Elle évoque cette autre expression que le mouvement communiste a longtemps savourée : « les lendemains qui chantent », et le moins que l’on puisse dire, c’est que ça n’a pas abouti à des résultats très convaincants. Bon, cela dit, une autre organisation de la société est possible et, en ce sens, ok, un « nouveau » monde est possible. Mais sans doute ne faut-il pas viser trop haut et trop loin pour avoir des chances d’y arriver.
De ma jeunesse agitée, je garde en tête deux mots d’ordre simples : « Quand c’est insupportable, on ne supporte plus ! » et « On a toujours raison de se révolter ! » Donc oui, ne pas se résigner, s’engager, c’est sans aucun doute un style de vie auquel j’adhère. D’autant plus qu’on ne cesse de nous répéter ces temps-ci que ce n’est vraiment pas le moment — pas le moment de se plaindre, pas le moment de revendiquer. Que le monde a de si grands tracas qu’en comparaison nos petites misères ne font pas le poids. « Patientez, souffrez en silence, on verra plus tard. » Eh bien, si la psychanalyse m’a appris quelque chose, c’est tout le contraire : qu’il ne faut jamais souffrir en silence et attendre trop longtemps. On n’a jamais la vie devant soi, ni à 70 ans, ni à 50 ans bien sûr, mais pas davantage à 20.
Voilà, c’est ma thèse : c’est toujours ici et maintenant que ça se joue, et à ceux qui veulent qu’on poireaute pour être un jour lointain heureux, il faut savoir s’opposer. Parce que c'est toujours le bon moment pour dire non.
On évoque une « démocratie abîmée ». Quel sens cela a-t-il pour vous dans la période que nous vivons ?
La France reste bien évidemment une démocratie. Mais une démocratie policière, une démocratie qui ressemble de plus en plus à ce qu’on appelle les démocraties illibérales (cf. par exemple la Hongrie du nommé Orban).
Un politologue faisait récemment cette remarque : nulle part en Europe, la police mutile autant qu’en France. Et si on ajoute par exemple à cette donnée glaçante que 90% de nos médias sont possédés par une poignée de milliardaires et qu’il est difficile, dans ces conditions, de parler d’une presse libre, notre démocratie est en effet sacrément abîmée.
Le mouvement contre la réforme des retraites le montre. Peu importe le nombre de grévistes, de manifestants, de citoyens opposés à la réforme, peu importe la force des arguments de ceux qui expliquent qu’une toute autre façon de faire est possible pour sauver le système actuel des retraites, peu importe l’absence de vote à l’Assemblée nationale ou les approximations, les erreurs, les mensonges du gouvernement — un seul homme au final décide et un seul homme au final impose.
Je ne sais pas si un « nouveau monde » est pour demain, mais, en tout cas, une nouvelle République, la VIème, ferait bien d’arriver vite.
Si vous aviez un message à transmettre aux jeunes, quel serait-il ?
A la différence de l’homme d’Eglise, le psychanalyste n’encourage aucun espoir messianique, il ne développe aucune conception du monde, il ne formule aucun message qui vaudrait pour tous. Pour lui, il n’y a d’espoir que du particulier – à chacun son évangile.
Alors voilà ce que c’est qu’être heureux pour moi. C’est bouger, aller et venir, accepter le déséquilibre, ne jamais être là où l’habitude vous attend. Se dire qu’on n’est jamais arrivé, mais ne pas croire pour autant qu’il y a un but et un seul. Fuir les culs de plomb et aimer les nomades, les migrants, les pèlerins. Se penser dans sa propre vie comme un argonaute et si possible comme un étranger. Au sommet de la colonne qui s'élève à Paris place de la Bastille, se tient un drôle de petit bonhomme. A la différence de la plupart des statues parisiennes qui se prennent au sérieux et jouent la majesté, lui danse sur un pied, à deux doigts de se rompre le cou, et personne ne sait s'il vient de se poser ou s'il va partir. On l’appelle le Génie de la Bastille et l’idée que je me fais du bonheur lui ressemble.”
Merci à Gérard Miller pour cette interview exceptionnelle et aux messages forts délivrés à nos jeunes.
"S'ouvrir au champ des possibles "