Body

ROUGE HARTLEY NOUS PARTAGE SON TEXTE "FAIRE LE MUR"

ROUGE HARTLEY x NICOLAS ESPITALIER - UHAINA AITZIN
ROUGE HARTLEY x NICOLAS ESPITALIER - UHAINA AITZIN
ROUGE HARTLEY x NICOLAS ESPITALIER - UHAINA AITZIN
ROUGE HARTLEY x NICOLAS ESPITALIER - UHAINA AITZIN
ROUGE HARTLEY x NICOLAS ESPITALIER - UHAINA AITZIN
ROUGE HARTLEY x NICOLAS ESPITALIER - UHAINA AITZIN
ROUGE HARTLEY x NICOLAS ESPITALIER - UHAINA AITZIN
ROUGE HARTLEY x NICOLAS ESPITALIER - UHAINA AITZIN
ROUGE HARTLEY x NICOLAS ESPITALIER - UHAINA AITZIN
ROUGE HARTLEY x NICOLAS ESPITALIER - UHAINA AITZIN
ROUGE HARTLEY x NICOLAS ESPITALIER - UHAINA AITZIN
ROUGE HARTLEY x NICOLAS ESPITALIER - UHAINA AITZIN
ROUGE HARTLEY x NICOLAS ESPITALIER - UHAINA AITZIN
ROUGE HARTLEY x NICOLAS ESPITALIER - UHAINA AITZIN
ROUGE HARTLEY x NICOLAS ESPITALIER - UHAINA AITZIN
ROUGE HARTLEY x NICOLAS ESPITALIER - UHAINA AITZIN
ROUGE HARTLEY x NICOLAS ESPITALIER - UHAINA AITZIN

Rouge Hartley nous partage son texte “faire le mur” suite à la réalisation de son œuvre sur le fronton du lycée en collaboration avec l’écrivain Nicolas Espitalier. 

Un grand merci , milesker ainitz. 

-FAIRE LE MUR- 

D'abord on arrive devant, on se dit qu’il n’est pas si grand. Enfin si quand même. Enfin ça va. Oui mais quand même. Ça devrait le faire . Mais quand même c’est serré. Mais enfin ça devrait rentrer . Mais comment ? 

Je déplie mon chantier ; bâches et élévations , scotch, mesures, pinceaux , seaux et eau , chiffons , collier de serrage , tenue de combat , perches , rouleaux , cartons-palette, impressions. Je suis enthousiaste, je m’espère méthodique mais je ne le suis jamais assez .

Je marque des repères , j’esquisse vaguement , je fabrique mes teintes . Elles sont toujours un peu fausses malgré toute la discipline que j’essaie d’y appliquer : elles bondissent de l’une à l’autre avec un écart indélicat , un trop fort contraste , et je fais des marmites d’une couleur dont je ne me servirai finalement pas , un filet d’une autre qui se révèlera le ciment global et que je m’évertuerai à retrouver par la suite.

Arrive le corps a corps. 

Les premières heures, il y a une sorte d’excitation hâtive, et de confiance, de joie immense à être là , sous le ciel tout ouvert ,  le corps engagé , la fougue d’un geste large , l’attente de forger là une peinture que j’espère juste , équilibrée, touchée et vibrante .
Très vite, arrive l’enlisement, la matière indocile, l’inquiétude et même souvent , la déception . Les couleurs varient une fois au mur , foncent et s’éteignent , parfois se heurtent . La marque de l’outil est disgracieuse alors que je fantasmais une touche immédiatement juste. Je vois bien que ça ne tient pas ; je ne sais plus par quel chemin arriver à l’horizon auquel je tendais plus tôt .

Un artiste que j’admire beaucoup m’a dit un jour ( je paraphrase à ma sauce ) : “chaque étape est un apaisement ”. Et lorsqu’on y parvient en effet , c’est une merveille : que chaque heure soit un peu d’inquiétude vaincue, qu’elle nous campe avec justesse , que si nous devions partir dans l’heure , quelque chose existe déjà et tient son propos .

Chez moi c’est rarement le cas ; mes premiers pas sont hâtifs , mon blockin ( parcourir l’ensemble de la peinture avec les grands ensembles colorés pour établir , avec synthèse , la structure et les contrastes ) sonne faux , mes ensembles sont instables et bavards , et il me semble sentir autour de moi le doute : que barbouille-t-elle …?

J'aimerai être une peintre assurée et téméraire , qui pose la glaise de son image avec l’audace et la justesse de ceux pour qui la peinture est confortable; mais je suis autodidacte , précaire , j’essaie de me rassurant en poussant le détail par endroit, je suis trop abrupte ailleurs, mon puzzle jure , il est bavard et maladroit .

Pendant tout ce temps , toute cette plongée  dans une lutte singulière, sans vraiment m’en apercevoir , je songe . Je songe sans penser , car ma pensée est toute prise à ses teintes, ajustements et retouches. Mais ce qui se déploie alors dans la loge de ma tête est précieux : je comprends ce que je peins. Traversée par les remarques des uns et des autres , par la nature exacte du lieu et de ses veines, je déploie une à une les couches sémantiques de mon image qui n’était jusqu’alors, qu’une intuition vaguement référencée. Et chaque fragment de contexte vient s’annexer à ma méditation , s’y déployer, lier mes échos épars en un panorama fluide . 

C'est lorsque je n’y pense plus que le langage de ma fresque s’architecture .

Plus tard, bien plus tard, vient la grâce; le grand, l’immense calme. Non pas que ce soit bon , que je sois fière ou certaine . Non, simplement  calme .

C'est souvent en fin d’après-midi, alors que j’ai traversé déjà plusieurs vagues de fatigue , d’enthousiasme et d’errance. J’ai « trouvé quelque chose » - une touche peut être , une méthode parfois , une clarté sereine . C’est l’intelligence de la main qui a pris le relais , et tous les timings , tous les défis , paraissent tranquillement possibles . S’installe le sentiment que je fais de mon mieux ; que j’intègre avec autant de générosité que possible le paysage d’autres que moi, d’autres qui n’ont pas dans le cœur un tribunal de la peinture aussi prompt au mépris que le mien.

Je lave les pinceaux , je les lave à nouveau , combien de fois dans ma vie ai-je lavé des pinceaux ? Entre l’atelier ( tous les deux jours ), les murs ( plusieurs fois par jour), les temps où je me consacre à autre chose, estimons une moyenne de 4 fois par semaine depuis disons 8 ans , on serait à 1664 fois. Bien que j’en ai certains depuis 10 ans , je ne cesse de les redécouvrir, et chaque mur a son pinceau fétiche , que j’avais pourtant sous-estimé sur le précédent.

Quand le soleil se couche, je ferme mes barquettes de teintes , plie sobrement le chantier . Je prends une photo , et je pars vite .

Le soir après la douche d’une vie, je me couche avec la photo de ce que j’ai peint. Rien ne va, il faut tout reprendre , je rage , je monte dix plans d’attaque pour le lendemain à la seconde, je m’emmêle dans la déception et des méthodologies inapplicables, dans l’angoisse du temps déjà passé , du peu qui reste .

Je m’aperçois alors que j’ai peint 12 à 14 heures d’affilée, que je ne vois plus droit, que le corps est tout coincé, et qu’il faut dormir .

Le lendemain à l’aube , les muscles un peu amères mais la tête fraîche, je déplie couleurs et pinceaux . Je repasserai alors par les mêmes étapes ; mais petit à petit, heure par heure, c’est bien un peu d’inquiétude vaincue , et bien une peinture qui se forge là.

Enfin, il y a tout le reste ; tout ce qui se joue autour du mur , pour lequel on a si peu de temps , que chaque interaction s’en trouve comme augmentée. C’est très singulier, comme je suis alors à la fois si peu disponible et si intensément perméable. 

Les relations qui se nouent autour d’un mur sont intenses comme une colonie de vacances , et les quitter est toujours une surprise , comme si c’était là une des vies possibles , une familiarité accélérée par le nombre insensé d’heures que l’on partage en étant simplement là , le micro-quotidien si vite apprivoisé . On arrive en étranger ; on quitte en quelques jours , un village ami .

Rouge Hartley

"Ne comptez pas sur moi pour que tout se meure" 

"S'ouvrir au champ des possibles"